mercredi 4 janvier 2012

L'homme habite en poète...

{Crédit de l'image : ici}


La parole de Hölderlin : « ...l'homme habite en poète... »[1], motif d'une conférence de Heidegger en 1951[2], donne lieu à une méditation sur un « habiter » inscrit « à l’entrelacée » de ce que Heidegger nomme les « Quatre du monde » : terre, ciel, divins, mortels. L'homme fait partie du « jeu des Quatre ». Il convoque et ordonne les choses par son langage. D'où le rôle central assigné à la poésie : « L'homme parle seulement pour autant qu'il répond au langage en écoutant ce qu'il lui dit. Parmi tous les appels que nous autres hommes pouvons contribuer à faire parler, celui du langage est le plus élevé et il est partout le premier. Le langage nous fait signe et c'est lui qui, le premier et le dernier, conduit ainsi vers nous l'être d'une chose. »[3]
Le langage, la pensée, la poésie, voici la maison de l’homme. Voici, voilà notre maison.  
La maison est un état d’âme construit, une voie lactée à l’intérieur de la nuit sans lune ni étoiles de la psyché. La maison est un langage et, du langage, naît tout ce qui existe pour nous. Le langage même finit par nous parler. Nous entendons en lui notre propre écho, déformé et enrichi.
Toute conception du monde participe, à divers niveaux, de poésie, de langage et de concepts ; c’est une maison que l’on construit et que l’on habite.
Nous ne bâtissons fondamentalement que conscients que ce bâtir est toujours à recommencer, que ses assises sont l’éphémère, l’absence de fond, au sens de Schopenhauer, mais nous nous précipitons pour masquer ces fondations inexistantes dès que la conscience devient stérilisante. Ce bâtir fondamental, selon Heidegger[4], « est déjà, de lui-même, habiter. » Habiter et bâtir sont des actions concomitantes, dans le creux d’une pensée presque éprise de sa finitude. « Habiter, bâtir, penser » en tant qu’unité indivise de pluralités aménage et emménage dans le « Rien », faisant surgir une demeure de l’Être où l’homme peut se représenter le fondement de son humanité. Pour Heidegger, « être homme veut dire habiter» et « l’homme habite en poète » ; c’est alors que, étrangement peut-être, Heidegger – par une étrange proximité avec Hölderlin – habite cette pensée d’un habiter qui ne renvoie plus à la dimension de la demeure habitable et le bâtir au monument, mais au « sublime » (kantien), à une langue créatrice, à un possible, qui, selon Hölderlin, « entre dans la réalité pendant que la réalité se dissout. »[5]  
Le poète et le penseur, qui est aussi poète – même s’il le nie, comme certains philosophes, les plus littéraires d’entre eux, les plus malhonnêtes aussi : Platon par exemple –, font le grand écart entre deux mondes ; ils vivent l’entre, le Zwischen, là où l’œil regarde à travers les lattes du parquet de la maison, à travers les fissures. Ce pays du Jamais, de l’Entre, entre être et non-être, entre impossible et nécessaire, c’est la joie tragique de celui qui voit l’abîme, le chaos. Cet Entre-Deux défie le principe de raison et instaure ce que Keats nomme la « Joy of Grief ». Ce phénomène se produit lorsque l’esprit de l’être se trouve à voir le latent et le manifeste d’un seul regard, dans l’œuvre d’art par exemple.
Ce n’est pas l’œuvre d’art immédiatement qui inspire le sublime, mais sa capacité à convoquer en nous, dans notre présence au monde, une absence à nous-mêmes, à cette présence prosaïque et solide, lorsque la maison vacille. Et, à cet instant précis, nous retrouvons le noyau de l’enfance sur lequel nous avons germinés.
« Dès lors, les thèses que nous voulons défendre en ce chapitre reviennent toutes à faire reconnaître la permanence dans l’âme humaine d’un noyau d’enfance, une enfance immobile mais toujours vivante, hors de l’histoire, cachée aux autres, déguisée en histoire quand elle est racontée mais qui n’a d’être réel que dans ses instants d’illumination – autant dire dans les instants poétiques. »[6]
Ce noyau d’enfance a partie liée avec cette belle fiction (il s’agit bien de cela et j’y reviendrai un jour) que l’on nomme inconscient, ce qui permet la dualité affirmée chez certains être littéraires, le pivot qui articule le latent au manifeste, le rêve au réel.
Retrouver, si cela est possible (mais cela ne l’est pas, sinon sous la forme d'une illusion, peut-être assez proche, paradoxalement, de l'expérience originelle – cet incunable de l'esprit humain), la pensée de l’enfant, sa pensée de possession et de perte, son questionnement primordial, c’est trouver le germe de toute interrogation véritable. Il faut imaginer l’avant du langage articulé, l’avant de la fausseté aussi, l’avant de la maison tout à fait bâtie et fermée à clef. L’enfant s’investit dans les objets, se projette dans les choses qui l’entourent et qui sont comme une peau. Puis, en grandissant, il intériorisera cette protection, matérialisée non plus par des objets mais par des idées, par une vision du monde tout à fait accomplie, parfaite en soi.
Mais, sur cette conscience de soi, se fonde une vision du monde, une pensée, et nous n’en sommes guère conscients. Que savons-nous de ce que nous devons à notre enfance, aux pensées qui se sont sédimentées en nous à cette époque ? Elles n’ont pas disparu tout à fait. On pourrait peut-être retrouver des vestiges de l’enfance oubliée ou amnésique de Proust dans le personnage de Marcel, ou bien des ruines enfantines dans la philosophie de Kant. Mais l’idée est inacceptable pour la plupart des philosophes, je crois. Tout simplement parce que la raison est une puissance adulte, qui se sentirait diminuée, perdant de son crédit, si on mettait à jour son acte de naissance, qui n’est pas raison. La raison n’est pas née parfaite et seule. Le non-rationnel la borde de toute part. La sensibilité l’irrigue et l’imagination lui a fait téter son lait. La philosophie de Heidegger, contrairement à l'idée que l'on peut se faire de lui (si on ne l'a pas lu), est zébrée d'intuitions poétiques, de fulgurances sensibles, porteuses de cette foi enfantine que l'on ne retrouve que rarement chez ceux qui se disent ou que l'on dit poètes.
Toute œuvre – d’art ou une construction intellectuelle, philosophique et même scientifique - est une maison. La pensée est une forme d’œuvre, de fiction, une « otobiographie »[7] également, pour reprendre le mot de Derrida.
C'est une maison de maîtres à étages, avec des dépendances peut-être, pourvue d’une cave et d’un grenier. Une maison avec des pièces secrètes, peut-être (certainement), des couloirs, des fissures, des fragilités ici et là, et une charpente plus ou moins solide. Une maison est horizontale et verticale. Elle possède des planchers et des plafonds. Chaque pièce isole, sépare, comme le font les concepts. La métaphore la plus juste du concept est peut-être celle du tiroir. Le tiroir est l'élément le plus poétique de la maison, selon moi.
Tous les enfants ont une maison mi-imaginaire mi-réelle dans leur maison familiale, qui est tout à fait solide et réelle, elle. C’est une petite île, le petit coin provisoire et imaginaire aménagé quelque part dans l’habitat ; c'est une petite morgue en devenir, lorsque la raison aura raison de ce qui n’est pas raison en eux. L’enfance d’abord.
Une des fonctions de la rêverie, dit Bachelard, est de « réimaginer notre passé» et de nous maintenir en cette enfance interdite. Ou, plus exactement, dans l'un des doubles ou ombres projetées de cette enfance, qui nous est désormais inaccessible. À mon sens, cette fonction est aussi celle qui permet d’ouvrir les portes jamais totalement refermées chez certains êtres.
« Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de chaussée, toujours prêt au «commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poète qui joint le terrestre à l'aérien. Seul le philosophe sera-t-il condamné par ses pairs à vivre toujours au rez-de-chaussée ? »[8]     
Le littéraire a, bien entendu, accès à toutes les pièces de la maison – ou presque, car il en est une qu'il ne doit pas ouvrir et il ne peut  – et aime à les faire visiter sous certaines conditions, avec certaines restrictions...

[1] Extraite du poème « En bleu adorable », in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967 pp. 939-941.
[2] In Essais et conférences, trad. A Préau, Paris, Gallimard, Tel, 2006, pp. 224-245. Heidegger qualifie le poème de Hölderlin comme « un grand poème inouï ». 
[3] Ibidem, p. 228.
[4] Cf. Heidegger (Martin), le chapitre II en particulier d’Essais et conférences, trad. A Préau, Paris, Gallimard, Tel, 2006.
[5] Hölderlin (Friedrich),  Le devenir dans le périr in Œuvres, op. cit.,  p. 652.
[6] Bachelard (Gaston), La poétique de la rêverie, Paris, P.U.F., Quadrige, 2005, p. 85.
[7] L’oreille de l’autre, otobiographies, transferts, traductions, Montréal, VLB éditeur, 1982.
[8] La Poétique de l'espace, Gaston Bachelard, Paris, PUF, 1961, p. 139. 

À suivre...