LA NAISSANCE DU MONDE
"Celui qui vaincra, dit le Seigneur, je lui donnerai à manger du fruit de l'arbre de vie."(L’Imitation de Jésus Christ, Livre II)
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Où il sera question de Terrence Malick, de Guy Maddin, de Heidegger, de Nabokov et de quelques autres… (suite du précédent billet)
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II/ III
Pour l'enfant qui est toujours en l'homme, la nuit demeure la couseuse d'étoiles.
Elle assemble sans couture, sans lisière et sans fil.
Martin Heidegger
Pour servir de commentaire à « Sérénité », 1944-1945,
publié en 1959 in Questions III / IV
Je me suis toujours sentie orpheline. Je l’ai été, mais si je ne l’avais pas été, cela n’aurait rien changé. Dieu m’a manqué toute ma vie. Il me manque encore, mais moins, ou autrement. J’ai décidé qu’Il était là où j’aime, dans la simplicité et la solidité d’une présence, mais aussi dans l’attente crée par l'absence. Il est cette tache aveugle en moi, ce mystère effroyable et doux.
Il ne tient bien qu’à nous de revenir sur nos pas pleurer tous ceux que nous avons tués ou abîmés par notre indifférence. Il tient encore à nous de vider la coupe où s’égoutte, nuit après nuit, la sanie de ce corps las et de cet esprit flétri d’avoir tant été sans avoir vécu. Un enfant n'oublie jamais le premier royaume qu'il a fait surgir de ses nuits, luttant contre les monstres nés des vapeurs de l'effroi et de la royauté de l'imagination. Un être grandi ferme les yeux. En nous, il y a toujours une multitude de petits cailloux blancs. L'enfance ne passe jamais. On n'avale jamais tous les petits cailloux.
Nous revenons du Pays d’Hiver ; nous y retournerons à l’extrême fin ; le choix n’est pas permis : nous appartenons à ce lieu, mais il ne nous appartient que le temps d’une saison, celle de l’enfance. Nous ne quittons jamais le Pays d’Hiver. C’est lui, qui, un beau jour, nous abandonne, glisse et tombe derrière nous comme une peau morte, sans bruit, sans que notre conscience puisse retarder ou empêcher cette chute. On ne se prémunit jamais contre le fait de grandir, de passer, lentement et maladroitement, en s'écorchant un peu, entre le chas de chaque saison. Et ceux qui le refusent sont les plus à plaindre, car au lieu de partir à l’aventure, à la conquête de leur soi, dans le danger, dans le froid dépouillement de l’âge, ils demeurent tétanisés face à des impossibilités qu’ils nomment idéaux, ils sont des brassées de poussières tournoyantes sur elles-mêmes. L’enfance passe et ne passe pas. Mais elle passe mieux, si on reconnaît sa nature : un privilège qui ne dure pas ; une malédiction qui nous poursuit sans relâche, mais ne nous atteint guère, désormais. Les plus chanceux d’entre nous sont, non pas ceux qui miment, mais ceux dont la peau est tatouée sans honte par l’enfance, ceux qui savent encore jouer, ceux qui ne mentent pas : ils ne peuvent mentir, car ils sont inconscients de cette grâce étrange qui leur colle encore à la peau.
"There is a game and play in the children's world which is a training ground for fantasy and imagination. When this is not killed in childhood it creates the artist and the inventor." (Anaïs Nin)
Dans la catégorie des mimes, je songe à cette pauvre fille que j’ai appelée, sans y croire pourtant, amie pendant des années, une fille toujours en rut, qui hurlait encore l’enfance, sans jamais comprendre que précisément son cri était celui d’une adulte qui avait perdu jusqu’à la vérité de l’enfance qui vivait encore en elle avant qu’elle ne la fardât et ne la tuât à force de mensonges. L’enfance les a quittés un beau matin, très vite, les abandonnant les mains vides et le cœur à jamais froid, alors ils essaient de se couvrir d’écailles qu’ils ramassent dans les champs brûlés de l’enfance pour masquer, combler, leurs tout petits trous. Les stigmates sont pourtant ce qu'il y a de plus beau, de plus vrai, de plus pur en nous. Ce qui nous reste de l’enfance est aveugle, mais éclaire. On peut le penser, mais jamais le connaître. On peut l’effleurer, mais jamais l’aborder. C’est cette distance et cette impossibilité que je nomme art. Une zone de création et de perte. Un consentement et une déchirure.
"There is a game and play in the children's world which is a training ground for fantasy and imagination. When this is not killed in childhood it creates the artist and the inventor." (Anaïs Nin)
Dans la catégorie des mimes, je songe à cette pauvre fille que j’ai appelée, sans y croire pourtant, amie pendant des années, une fille toujours en rut, qui hurlait encore l’enfance, sans jamais comprendre que précisément son cri était celui d’une adulte qui avait perdu jusqu’à la vérité de l’enfance qui vivait encore en elle avant qu’elle ne la fardât et ne la tuât à force de mensonges. L’enfance les a quittés un beau matin, très vite, les abandonnant les mains vides et le cœur à jamais froid, alors ils essaient de se couvrir d’écailles qu’ils ramassent dans les champs brûlés de l’enfance pour masquer, combler, leurs tout petits trous. Les stigmates sont pourtant ce qu'il y a de plus beau, de plus vrai, de plus pur en nous. Ce qui nous reste de l’enfance est aveugle, mais éclaire. On peut le penser, mais jamais le connaître. On peut l’effleurer, mais jamais l’aborder. C’est cette distance et cette impossibilité que je nomme art. Une zone de création et de perte. Un consentement et une déchirure.
Un jour, j'ai rêvé. J'ai rêvé d'une enfant qui jouait et qui refusait qu'on la regardât jouer, pas plus qu'elle ne consentait à ce qu'on la regardât vivre dans sa différence d'enfant. L'enfance est la race des seigneurs et des dieux. On baisse les yeux devant le sacré. Seul un enfant peut regarder un autre enfant sans que le regard ne soit offensant. Il faut comprendre que l'enfance est un monde impénétrable pour qui se tient à sa limite, qui est tout autant temporelle que spatiale. Penser l'enfance en n'étant plus un enfant est l'étrange et l'étranger tout à la fois, par excellence. C'est aussi troublant et abyssal que la pression de la pulpe d'un index sur un fragment de peau de l'être aimé à qui l'on n'a encore rien avoué. Le sacré est intouchable, même si on le caresse. C'est tout le sens de l'inexprimable. On a tous vécu ça. En secret. Il faut que ça reste secret pour que ce soit ça, d'ailleurs. Dès qu'une épingle pique le secret, ça part, ça devient des mots qui trahissent, qui travestissent. «Du passé, c'est mon enfance qui me fascine le plus ; elle seule, à la regarder, ne me donne pas le regret du temps aboli. Car ce n'est pas l'irréversible que je découvre en elle, c'est l'irréductible : tout ce qui est encore en moi, par accès ; dans l'enfant, je lis à corps découvert l'envers noir de moi-même, l'ennui, la vulnérabilité, l'aptitude aux désespoirs (heureusement pluriels), l'émoi interne, coupé pour son malheur de toute expression. » (Roland Barthes par Roland Barthes)
L’enfance n’existe que pour les adultes. Dès que l’on dit le mot « enfance », on n’est plus un enfant, on s’exclut par cette simple et inoffensive (croit-on) dénomination. Les enfants ne sont pas des enfants. Ils sont, pleinement, sans restrictions ni questions quant à leur race. On perd cette plénitude très vite. Faut-il encore le répéter ?
Ceux qui, à l'image de cette fille dont j'étais lointainement proche, miment l'enfance en prétendant ne pas l'avoir perdue ou ne rien avoir perdu d'elle, les colporteurs et les bonimenteurs de l’enfance, ils sont simplement lâches et petits. Ils s’inventent des vies, ils copient, mais prétendent sans cesse être copiés, car ils n’ont pas de vérité propre. Ils adoptent ce qu'ils croient original chez les autres, ils sont stériles. Nous connaissons tous de tels êtres. Nous avons peut-être manqué de l’être également et c’est pourquoi nous les appelons parfois amis, avec superlatifs et majuscules, afin de rendre l’illusion plus imposante, pour soi et pour les autres, mais ne les aimons pas vraiment, pas plus qu’ils ne nous aiment. Ils ne sont qu’un support pour nos fictions, la toile blanche d’un théâtre humain où faire danser nos délires et expérimenter des sentiments que l’on n’éprouve pas, mais que l’on fait vivre devant soi, comme s’ils étaient des atomes détachés de nous-mêmes, marchant et valsant à la baguette. Cette fausse amitié cesse le jour où le mensonge clair, tacitement accepté entre les deux partenaires de jeu – cette zone d’échanges acceptables –, vire au mensonge dissimulé, lorsque l’un se retranche dans le cynisme et joue de l’autre avec le désir de le blesser, de se l’asservir, sans rien offrir en échange, sinon la vague répétition d’une image de soi dupliquée à l’infini et qui perd couleur et forme à chaque copie. En général, celui qui croit tellement au mensonge déployé qu'il en présuppose l'aveuglement de l'autre est toujours perdant, car il est a été dévoré par cette illusion en lui donnant chaque jour à manger un peu de soi, tandis que l’autre est toujours demeuré en retrait de l’émotion véritable… Cette relation, cette amitié dénaturée, cette amitié artificielle, ressemble étrangement aux rapports que nous entretenons avec l’existence, avec notre existence si brève. Un jeu de dupes, mais de dupes qui consentent à l’être, jusqu’au jour où l’une des dupes se révèle un peu moins dupe que l’autre… Nous entretenons tous une illusion vitale. Notre existence est une illusion, une toile que nous peignons.
Le Pays d'Hiver, tel que je le nomme ici, sur cette page, est le pays de l'enfance, le pays originel, là où tous les possibles sont gelés, dans de vastes réservoirs, où des myriades de personnages endormis attendent que nous les regardions en face, sans ciller, pour renaître – des personnages que nous épouserons ou non, mais que nous n'oublierons jamais tout à fait puisque nous les avons rencontrés, puisque nous les avons tirés de nos propres limbes. Ils furent nos jouets, jadis ; ils sont nos regrets, désormais. Il ne tient pourtant qu'à nous d'être encore ce roi inconsolé d’avoir perdu son pouvoir absolu ou bien ce maître du temps, sauvage et innocent, qui jouait aux billes ou aux osselets avec les heures et les jours.
Le Pays d'Hiver, tel que je le nomme ici, sur cette page, est le pays de l'enfance, le pays originel, là où tous les possibles sont gelés, dans de vastes réservoirs, où des myriades de personnages endormis attendent que nous les regardions en face, sans ciller, pour renaître – des personnages que nous épouserons ou non, mais que nous n'oublierons jamais tout à fait puisque nous les avons rencontrés, puisque nous les avons tirés de nos propres limbes. Ils furent nos jouets, jadis ; ils sont nos regrets, désormais. Il ne tient pourtant qu'à nous d'être encore ce roi inconsolé d’avoir perdu son pouvoir absolu ou bien ce maître du temps, sauvage et innocent, qui jouait aux billes ou aux osselets avec les heures et les jours.
Soyons sages et brutaux. Laissons là ce qui n’est pas véritablement essentiel ; et ce qui est essentiel, c’est simplement de vivre en choisissant avec sévérité et clairvoyance entre ce qui augmente notre puissance d’exister et entre ce qui l’amoindrit. Vérité spinoziste.
Je hais le divertissement et le mensonge. Je hais tout ce qui me sépare de ma vérité. Je hais tout ce qui m'éloigne de cet horizon qui me coupe en deux. Je hais tout ce qui m'empêche de voir clairement au fond de moi. Je hais tout ce qui prétend me distraire de la pensée de ma mort prochaine.
Le premier cri, celui de la naissance au monde, est à chaque fois le premier cri du monde. Le monde tout entier naît dans ce souffle-là, dans cette étrange agonie de l'éternité revécue devant nous, témoins peu dignes de foi, à chaque fois qu'un malheureux enfant sort du ventre d'une femme.
Mais ce n’est pas notre premier cri. Notre premier cri est poussé en même temps que le battant de cette porte-fenêtre qui sépare l’Ailleurs du présent, dès lors que l’on comprend que l’on est perdu pour de bon : le chemin est barré, car le temps ne passe qu’une seule fois au même endroit et on ne rencontre qu'une seule fois son reflet dans le regard de l'être aimé. Le seul choix possible est de continuer à avancer, lorsque l'on a compris que l'on est perdu. Que l’on traîne savate ou que l’on s’élance, élégant et fragile, importe peu. Il faut aller là-bas pour s’y briser avec la force aveugle d’une vague ou celle d’un homme qui tombe de l'arbre de l'enfance. Si l’on n’avance pas, on pourrira sur place comme bon nombre d’entre nous, en particulier ceux qui refusent jusqu’à l’idée de transformation. Ceux-là demeureront des imitateurs d’eux-mêmes, condamnés à mimer sans relâche ce qu’ils ont cru apprendre un jour lointain, dans l’enfance. Ils ne voient plus très clair à travers le souvenir épuisé, mais ils froncent le regard pour s’attarder encore, frottant leur visage sur le voile, posant l'oeil sur les trous, sur une image déformée – presque laide. Mais, à force de refaire sans cesse le même geste, d’étreindre la même pensée et de copuler avec les mêmes joies, il ne reste rien à vivre ni à aimer. Même les joies les plus grandes s’épuisent. Personne ne peut refuser de grandir, personne ne défie le temps ni la mort ; et surtout pas Peter Pan, mais laissons cette illusion à ceux qui ne savent pas lire ou vivre – les deux mots sont synonymes pour moi. Ce qui ne grandit pas en Peter, comme en certains d’entre nous, c’est simplement ce qui était déjà tout à fait achevé au premier jour, ce qui est éternel, et donc parfait, en nous : la foi. Avoir foi, c'est avoir une âme. Il faut donc élire avec soin l'objet de cette ardente foi. Il faut faire l’expérience de perdre et de se perdre. Être perdu est une chance. Beaucoup d’entre nous ne le sont jamais et ne le serons jamais, car ils ne voient pas réellement les paysages dans lesquels ils sont enroulés. Ils s’imaginent être un élément détachable, souverain, de ces paysages imaginaires qu’ils ont élus comme foyer (home disent les Anglais – mot magnifique, intraduisible) ; ils croient que ces décors sont simplement faits par et pour eux, pour embellir leur existence, quand en vérité ils ne sont qu’un grain de couleur de cette mosaïque d’images dont ils ne percevront jamais le motif final – motif auquel ils participent pourtant, en aveugle, en repassant et estompant les contours de ce qui leur apparaît sous la forme d'une tache. Mais ils ne maîtriseront jamais entièrement l’image finale. Ils touchent du bout des doigts l’image, la regardent parfois, mais ne voient jamais de très près l’étoffe, le tissage de cette étoffe, le derrière de l’image.
On revient sans cesse sur ses pas. On refait le tour de son petit monde sans le moindre repos. Sans conscience, parfois. Le voyage varie imperceptiblement – l’itinéraire est le même, les routes sont les mêmes, tracées en biseau et solennelles, le paysage seul se poudre à blanc et semble à la fin se dissoudre devant nous ; ce ne sont que d’infimes variations, mais ce sont ces variations qui nous donnent la mesure, si l’on y prête garde, de notre changement : le regard se voile, le cœur s’étiole et la démarche n’est plus aussi précise ou hardie qu’elle l’était hier. Plus on sait où l’on va, moins on a la force d’y aller. On s’est épuisés en répétitions inutiles et on est vaincus lorsque le moment du combat véritable se présente. On ne le sait que trop tard. Ce que l’on gagne en certitude ou en solidité, on le perd à égalité sur la balance du désir et de la foi. Il faudrait tout à la fois avoir l’âme usée d’une vieille personne et l’exubérance physique et morale d’un enfant, pour ne pas passer à côté de soi. Cela ne se peut jamais tout à fait. On consent donc à cet échec existentiel en fermant les yeux.
Lorsque j’ai visionné le très beau film de Terrence Malick, The Tree of Life, il y a quelques semaines, j’avais dans l’idée d’écrire quelques impressions / sentiments, mais j’ai renoncé à cela.
Il y a quelques mois, j’avais également renoncé à écrire un texte afin de célébrer l’avant-dernier (Keyhole est sorti depuis) film de Guy Maddin, My Winnipeg.
J’ai renoncé à beaucoup de choses dernièrement ; j’ai décidé qu’il était temps de me délester de tout ce qui alourdit ma démarche ; et le sentiment de ne pouvoir atteindre la raison suffisante d’un film, d’un livre, rend donc tout discours inutile à mes yeux. Si je ne peux l’écrire, il faut le vivre. Cela revient au même pour moi. Alors, vivons, ici et ailleurs !
Je n’ai plus besoin de semblants ou d’approximations. Et cela vaut tout autant pour ce que je vis que pour ce que j’écris. J’ai franchi une étape et je ne peux revenir en arrière, car j’ai brûlé tous les ponts qui m’ont permis d’arriver à cette place. Ne reste plus qu’à choisir entre une confortable et apaisante vision de l’avenir ou bien se prendre de folie et d’amour pour le risque et tout remettre en jeu, une fois de plus, pour la dernière fois. Ce qu’il convient d’abord de faire, c’est d’affronter la peur de ne pas être à la hauteur – on ne l’est jamais, si l’on est sincère et suffisamment exigeant avec soi – et accepter, une fois pour toutes, de reconnaître certaine caractéristique littéraire – banale, mais inavouable si l’on considère sérieusement ce qu’elle révèle sur ma nature.
Je prends pour miroir toute œuvre d’art qui m’importe et tout n’est que prétexte à la coloration ultime de mon être. Une oeuvre est toujours pour moi un bain révélateur.
Je ne parlerai donc pas de Malick, ni de Maddin ; je ne parlerai que de moi, de ce qui en moi vit et parle, nourrissant le film autant qu’il me dévore, le révélant moins qu'il ne me donne consistance, comme je l’ai toujours fait. En cela, je ne suis absolument pas différente des autres ; mais j’ai cette conscience que, probablement, peu ont, et une conscience portée à un degré extrême, presque insupportable.
Lire est chez moi, avant tout et presque essentiellement, un verbe (acte) intransitif. Je ne lis pas ; je me mire. Et cela vaut pour toutes les autres formes d’art auxquelles je suis sensible, puisque je ne suis en quête que d’une seule chose : la reconnaissance de ce que je porte en moi, comme si ce moi insaisissable avait été fragmenté à la naissance, comme si ses milles de ses brisures avaient été dissimulées aux quatre coins de l’univers, en d’autres places, en d’autres lieux – en d’autres êtres. Je recherche ma vérité dans la beauté, en laquelle je dépose toute foi. "Every thing possible to be believ'd is an image of truth." (William Blake)
Il faut toujours dire la vérité, même si la vérité n’existe pas hors du monde auquel on donne naissance en vivant. C'est notre regard qui donne naissance au monde, car le monde n'existe que pour Dieu, s'Il existe, et non pour les hommes.
L’honnêteté, le regard de ce troisième oeil en nous, est le premier mouvement vers la vérité. L'honnêteté, je m'en rends compte chaque jour, désempare ceux à qui elle s'adresse, quand ils savent encore la reconnaître.
Elle prévient de tous les désagréments, sauf de cette contrainte : lorsque l’on commence à exposer sa vérité, on ne connaît aucun répit. Il faut retoucher sans cesse le portrait, car la vérité est en mouvement et le portrait toujours en retard de ce réel qu’il veut figer.
Anaïs Nin, dont je lis, en anglais puisqu’elle l’a rédigé en anglais, le Journal (publié mutilé), est un compagnon extraordinaire. J’ai enfin trouvé en elle ce que je recherchais en d’autres, sous couvert, par exemple, de deux amitiés qui n’étaient, je m’en rends compte à présent (ou plus exactement je consens à me l’avouer à visage découvert), que des motifs pour tester dans le réel, à âmes ouvertes, ce que je ne pouvais expérimenter alors seule sur la page blanche. Une amitié française et une amitié américaine, sur le mode du duel. Une amitié féminine et une amitié masculine : l’une m’apportant pour que je les contemple le déni et la haine du monde, l’autre m’apportant pour me façonner à son image l’affirmation et l’indifférence du monde. Je ne fus pour rien dans ces amitiés. Je les ai laissé faire, dans le fond, m’accordant avec leurs auteurs sans grande peine, tirant d’elles quelques images, quelques fragments de ce moi dont je suis en quête et qui se réverbéraient en elles. Mais ce qui me fait toujours fuir, en ce monde, c’est le moment où l’on essaie de me forcer, où l'on croit me posséder ou se jouer de moi. Je suis comme un vieux meuble avec plusieurs tiroirs secrets qu’il convient de faire semblant d’ignorer si l’on ne veut point me perdre à jamais. Personne ne peut ouvrir ces tiroirs. Moi-même j'y prends garde. On ne peut rien dire de soi, même avec des métaphores, des images, des comparaisons, des déplacements ; on ne peut rien dire de soi, même avec l’art ; et on ne peut rien dire non plus sans ces artifices, car plus on s’approche de soi, plus on est en danger de s’enfoncer encore davantage dans les couches extérieures de ce noyau infragmentable ou les diverses fausses issues de ce labyrinthe. Il y a, pourtant, un guide. Cette voix que l’on entend au loin. On écrit pour l’entendre pleinement au moins une fois, de très près. Le secret de l’écriture, c’est cela et rien d’autre. Entendre distinctement. C’est le fin mot de tout art et même de toute relation aux autres : s’approcher le plus près possible d’une mélodie porteuse de notre secret. Dans l'espoir d'entendre cette voix, on peut être prêt à tout, même à arracher les plumes d'un paon ou le coeur d'un ami. Mais souvent, comme dans le cas de ces deux semblants d'amitié, il ne s'agit que de déchirer un maque recouvrant un visage sans émotion réelle ou d'effacer les peintures sauvages qui dissimulent une face ordinaire, qui n'a d'original que le degré de sa fausseté. Il faut tuer la Gorgone déguisée en sirène. Ce n'est guère difficile ni douloureux. C'est une expérience essentielle, existentielle, qui a tout à voir avec le travail de fiction. On crée une amitié, lorsqu'elle est fausse, comme on écrit un texte. Cela ne tient qu'à nous, ou bien plus qu'à l'autre. Même si l'autre en fait autant de son côté. On poétise. On n'aime pas. Il m'est arrivé de vivre vraiment certaines amitiés à rebours, lorsqu'elles étaient mortes, avec le privilège d'en connaître la fin. Je les vivais au présent, en me tenant à distance, en spectateur. Je les vivais au passé en connaissance de cause. C'est tout le contraire de ma façon d'aimer les livres et les films. Intus et in cute.
Il est peut-être tout à fait vain ou impossible de parler des films qui nous sont essentiels. Le film de Malick, The Tree of Life est précisément tel que l’on ne peut pas en parler sans le trahir, car il n’appartient pas au registre du discours, mais à celui du ressenti le plus profond.
J'aurais aimé avoir la foi. Brûlée vive. Je suis curieuse de ce sentiment ou de cette émotion que je devine, mais qui ne m’atteint pas pleinement.
J'aurais aimé avoir la foi. Brûlée vive. Je suis curieuse de ce sentiment ou de cette émotion que je devine, mais qui ne m’atteint pas pleinement.
Je suis née sans foi. J’ai reçu ce que j’ai longtemps cru être une malédiction, mais qui est peut-être la grâce véritable : la liberté de conquérir et de remettre, sans cesse, en jeu mon salut. Incomplète et incomprise je suis, et mon travail ne fut jamais, jusqu’à présent, que celui d’une couturière, laborieuse et constante : je voulais refermer sur moi cette aube trouée, menteuse, porteuse de mensonges et de songes nacrés. J’étais une perle sans coquille. Je voulais que l’on s’empare de moi.
Je suis née sans autre foi que celle, humaine, de la beauté et de la vérité, cette émotion qui saisit et dépossède de soi. Peut-être n’en existe-t-il pas d’autres, mais qui osera le dire ? Il est facile d’être athée et d’exprimer ce manque ou cette fermeture en soi à l’Autre et à l’Ailleurs. Il est impossible de dire la foi, qui a peut-être mille visages, et n’exprime pourtant qu’un seul et unique trait : une béance, une place vacante en soi. La foi n’est peut-être rien d’autre que cette absence ressentie si fortement qu’elle œuvre plus pour nous qu’une présence dont on est certain.
Toute ma vie, depuis ce premier jour sur terre, je crois n’avoir jamais mieux vécu que pour ressentir cette certitude se poser sur mon coeur et cette main venir dans le néant pour m’y cueillir et envelopper de sa chaleur et de sa protection mon esprit.
Cette foi, je ne l'ai trouvée qu'en un être, mon mari. Cette foi, je l'ai ciselée et apprivoisée dans mon travail, qui a toujours été celui d'un très modeste forgeron des mots, que je lise ou que j'essaie d'écrire. Peut-être bien que la foi en Dieu ressemble à tout cela, mais je n'ai jamais ressenti cet abandon de soi bienfaiteur qu'en un être, un humain, qu’en des choses à la fois banales et extraordinaires, les mots.
Je n’ai jamais aimé que les mots qui engendraient en moi des images porteuses d’un royaume où seuls quelques-uns, sans mot dire, nous pénétrions, se sachant complices à la simple lueur d’un regard, en un geste d’harmonie et de concordance.
Ce déploiement de la rose, que j’évoquais tout à l’heure, ce déploiement de la nature tout entière, s’oppose bien entendu au questionnement de l’homme, qui n’agit que pour apparaître dans le regard de quelqu’un, ne serait-ce que le sien… La nature elle-même, pourtant, induit le logos qui ouvre la fenêtre de ce regard. La tragédie est immanente et toujours imminente pour l’homme.
Tout ce qui précède avec fracas et désordre me conduit, non pas à exposer ou à tenter de rendre raison au plus beau film de l’année passée, The Tree of Life, mais à simplement en évoquer la beauté et donc la vérité. Il y a eu trop d’articles indignes écrits par des gens fort indignes, de petits articles écrits par des gens trop petits, qui posèrent leur regard sur ce film auquel ils n’avaient rien compris, pour que je ne m’arrête pas ici, émue (non, bouleversée), devant la grandeur de ce film. Seul un article de Positif, celui de Philippe Fraisse, me sembla parfait et me réconforta : il est encore des êtres à notre époque qui savent reconnaître une épiphanie. Les Cahiers du cinéma, pour ne pas changer, furent assez décevants : je peux bien le dire, car je suis également abonnée aux deux revues – à Positif, parce qu’il s’agit de la meilleure revue de cinéma, et aux Cahiers, par nostalgie –, car si ces derniers reconnaissaient le mérite du film, ils ne le faisaient que parce qu’ils avaient peur de passer à côté d’un chef-d’œuvre. La crainte était implicitement exprimée. Ils avaient le vague pressentiment d’être face à une grande œuvre, mais semblaient tétanisés à cette idée. L’abject et ridicule petit mot « pompier » (ou encore « pompe ») fut tout de même écrit, par deux fois, dans un petit coin, au creux du ridicule et pusillanime éditorial de Stéphane Delorme. Il faut vraiment avoir de la merde dans les yeux pour accoler ces mots au nom de Malick, chantre de la beauté et de l’intelligence, auteur de cinq films qui sont tous de grands, voire de très grands, films. Il faut être irrémédiablement con – con comme un journaliste ; je ne dis même pas critique – pour ne pas voir en ce film le chef-d’œuvre éclatant qu’il est, qui n’appelle rien d’autre que l’émerveillement sans cesse renouvelé. Le problème, le seul problème posé par le film de Malick est l’incapacité à s’émerveiller d’une grande partie de ceux qui prennent la plume pour parler de cinéma. J’ignore la réaction du grand public, qui ne cherche, la plupart du temps, qu’à se divertir en choisissant un film ou un livre. Je n’ai rien à dire à ces gens-là et cette indifférence grandissante qu’ils provoquent en moi était déjà née dans l’enfance, au contact de mes congénères. Je n’ai que mépris pour le divertissement. Notre vie est infiniment courte, elle peut s’achever dans un instant, et le temps est si précieux que je ne conçois pas de le gâcher en divertissements.
La finalité d’une œuvre véritable est de bouleverser, de blesser, d’irradier, de nous anoblir parfois ; d’ouvrir, souvent, en nous, un passage vers des contrées que nous hébergeons mais que nous n’avons jamais visitées, par ignorance ou par manque de courage. L’œuvre d’art véritable dit à celui qui ose la regarder en face : « Tu es grand parce que tu es un homme ; tu es grand parce que tu vas mourir ; tu es grand parce que cette parfaite conscience de ta mort prochaine ne t’empêche pas de tomber à genoux devant moi ; tu es grand parce que la beauté provoque en toi le désir de vivre nu, sans la tentation de te cacher derrière mes attraits. Tu ne te pares pas de beauté ; tu te pares de vérité, de la vérité offerte par la beauté. »
Toute grande œuvre engendre la peur, car elle impose que l'on crée de nouveaux critères pour être jugée. Il est de bon ton de railler ce qui vous écrase. Comment Malick pourrait-il être exubérant quand il nous donne à voir rien de moins que la création du monde ? Par «création du monde », je n’entends rien d'autre qu'une création du monde singulière, vécue par celle qui écrit ces lignes, par celui ou celle qui lira ces lignes, peut-être, par celui qui regarde ce film, etc. Un phénomène éminemment subjectif, mais universel.
Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Un chef-d’œuvre, c’est ce qui vous laisse sans autre voie que celle de la foi, c’est précisément ce qui donne à voir la grâce à l’œuvre.
Terrence Malick, qui, jadis, on ne le sait pas encore assez, traduisit de Martin Heidegger Vom Wessens des Grundes (The Essence of Reasons, trans. T. Malick, Evanston, Northwestern University Press, 1969) a construit son dernier film, The Tree of Life, sur l’opposition apparente (cette opposition appelle une réconciliation à la fin du film),
de la nature et de la grâce. Les deux voies sont respectivement incarnées par le père et la mère d’une fratrie, au sein de laquelle l’un de leurs enfants est destiné à mourir. Malick emprunte cette opposition à la théologie chrétienne, à Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin ou, encore et surtout, à Thomas a Kempis (à qui l’on attribue L’Imitation de Jésus Christ – voir notamment le livre III, passim) :
La nature ne considère que le dehors de l'homme; la grâce pénètre au-dedans.
Celle-là se trompe souvent; celle-ci espère en Dieu pour n'être pas trompée.
Que la grâce ne fructifie point en ceux qui ont le goût des choses de la terre.
Mon fils, observez avec soin les mouvements de la nature et de la grâce, car, quoique très opposés, la différence en est quelquefois si imperceptible, qu'à peine un homme éclairé dans la vie spirituelle en peut-il faire le discernement.
Tous les hommes ont le désir du bien et tendent à quelque bien dans leurs paroles et dans leurs actions: c'est pourquoi plusieurs sont trompés dans cette apparence de bien.
La nature est pleine d'artifice; elle attire, elle surprend, elle séduit, et n'a jamais d'autre fin qu'elle-même.
La grâce, au contraire, agit avec simplicité et fuit jusqu'à la moindre apparence du mal; elle ne tend point de pièges et fait tout pour Dieu seul, en qui elle se repose comme en sa fin.
(Traduction de l'Abbé Félicité de Lamennais)
Job, le personnage biblique, est la voix de ce film admirable. Job est, comme nous, tout le contraire de cette rose. Il questionne l’absurde, qui, par définition, est sourd.
Pourquoi la souffrance ?
Pourquoi la mort de l'être aimé ?
Pourquoi...
Il n'y a pas de parce que. Le pourquoi est déjà en trop ; mais il rend possible la grâce, paradoxalement...
Ce film nous offre une chance unique, pour peu que nous l’acceptions, d’entrer dans l’intimité de la grâce et dans celle de la nature, jusqu’à l’acceptation des deux.
Malick fait oeuvre autant de philosophe que de cinéaste. Ce film est une expérience philosophique et spirituelle, tout autant qu'un grand film (ne serait-ce que sur le plan esthétique). On peut refuser la dimension théologique, le questionnement, on ne peut refuser que par peur ou mauvaise foi la beauté que Malick a créée.
Bien sûr, certains ne verront jamais à travers ce poème qu'une morale chrétienne odieuse, une théologie facile, etc. Ce sont les mêmes qui sont incapables d'aimer jusqu'à la mort.
Sommes-nous les enfants de la nature ou de la grâce ? Sommes-nous capables de pardonner ? Sommes-nous capables de nous émerveiller ? Sommes-nous capables de la même gratuité dont est aussi bien capable la nature que la grâce ?
L'une et l’autre ne sont pas les deux versants d’une alternative, mais l’envers et l’avers l’une de l’autre, selon que le regard de la créature se porte vers la nature, dans sa splendeur et sa brutalité, ou bien se déporte vers cette grâce qui resplendit dans et à travers la nature, parfois malgré elle. Lorsque Malick nous donne à voir la création du monde et nous entraîne dans un monde où l’homme n’existe pas encore, lorsqu’un dinosaure épargne l’un de ses congénères blessés,
est-ce que cela n’exprime pas le fait que la grâce est au cœur même de cette nature qui semble pourtant irréfléchie, sans finalité ni sens ? La contingence permet la grâce tout autant que le non-sens.
Le père, dur, brutal, rigide (la loi, forcément haïssable, mais porteuse de solidité : il faut s'endurcir pour survivre)
et la mère (le pur don) éthérée, douce, lumineuse sont les deux versants de l’existence humaine et chacun des deux est nécessaire.
Le héros du film, entrevu, mais suffisamment présent, Jack (Sean Penn),
porte en lui ces deux influences et un mystère : la mort de ce jeune frère, à qui le pardon semblait si naturel (cf. la scène où Jack trahit sa confiance, lorsque, sans raison, il lui demande de lui prouver sa foi en lui en posant son doigt sur le canon d'une petite carabine, ce que l'enfant fait, avant que Jack ne tire), l'enfant de la grâce.
Il y a plusieurs naissances.
Il y a plusieurs morts.
L’origine du monde, c’est notre premier regard, lorsque le voile se déchire. L’origine du monde est nécessairement une fiction. Le souvenir est fiction. Notre enfance est devenue pour nous aussi proche et étrangère qu'une fiction, aussi proche et étrangère que le premier matin du monde, lorsque nous n'étions pas. Jack fait cette expérience et le film tout entier peut également être perçu comme une plongée dans son esprit en proie à un incessant questionnement. Ce film est l'odyssée d'une conscience à travers la mémoire et à travers le présent, vécu et brûlé au feu du doute.
Le monde pensé, le monde vu. Le monde vu, le monde pensé. De l’éprouvé au conceptualisé, du conceptualisé à l’éprouvé. Mouvance terrible. Voyage incessant de l’esprit aux sens, des sens au sens. Le monde n’existe pas tant qu’on ne le perçoit pas. Le monde n’est jamais que le produit d’un sublime acte de foi. La grâce est là. Y compris pour le scientifique, surtout pour lui, qui ne croit qu’en la raison, imaginant que sa croyance n’est que le respect d’une évidence objective, celle du réel. La seule chose qui importe en ce monde, c’est notre foi. Car ce que l’on croit et ne croit pas – peu importe les raisons de croire ou de ne pas croire, car la foi se dispense d’autres raisons que celles qu’elle crée – décime et plie le monde en deux.
Un monde sans foi n’existe pas. Que cette foi prenne ouvertement le visage de Dieu ou non importe peu. Tout est religion à un certain niveau de désaveu. La foi est la source vive de toute vision du monde. La foi naît dans l’enfance au cœur du jeu. La foi meurt très vite si l’on oublie de faire usage de ce don. Alors, il ne reste que la nature, sans le regard de la grâce.
Le monde n’est que le regard que nous portons sur ce monde.
La souffrance est-elle acceptable ? Un professeur de philosophie m'avait interdit de poser cette question, lorsque j'étais au lycée. Je la repose aujourd'hui, à la lumière de ce film. Je n'ai jamais cessé de me la poser. Je suis Job. Nous le sommes tous, un jour ou l'autre.
La souffrance (la nature) ouvre les yeux vers la Grâce. Il faut assister à certaines agonies pour le croire.
Mystère.
À suivre...