samedi 4 février 2012

Pays Natal et Langue Maternelle


LA NAISSANCE DU MONDE


Où il sera question de Terrence Malick, de Guy Maddin, de Heidegger, de Nabokov et de quelques autres… (suite et fin – provisoire – des précédents billets)

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III/ III






« Mon corps comme chose visible est contenu dans le grand spectacle. Mais mon corps voyant sous-tend ce corps visible, et tous les visibles avec lui.  Il y a insertion réciproque et entrelacs de l'un dans l'autre. Ou plutôt, si, comme il le faut encore  une fois, on renonce à la pensée par plans et perspectives, il y a deux cercles, ou deux tourbillons, ou deux sphères, concentriques quand je vis naïvement, et, dès que je m'interroge, faiblement décentrés l'un par rapport à l'autre... »

Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible

« Il n'y a pas d'êtres humains complètement adultes (…) » 

Sandor Ferenczi, Œuvres complètes, tome IV, Payot

« Une œuvre est à la fois l'ordre et sa ruine. Qui se pleurent. Déploration et imploration voilent un regard au moment même de le dévoiler. En priant au bord des larmes, l'allégorie sacrée fait quelque chose. » 

Jacques Derrida, Mémoires d'aveugle: l'autoportrait et autres ruines

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J’ai bien conscience que le lien entre les trois parties de ce billet-fleuve-tourbillon consacré à la « naissance du monde » (mon monde, mais il pourrait tout aussi bien s’agir du monde de Malick ou de Maddin, qui tous les deux m’ont inspiré ces lignes – ou encore du vôtre) n’est pas des plus faciles à percevoir au premier regard. Tant mieux. Qui m’aime me suive ! Quant aux autres… 
Pourtant, il ne s’agit que de redire la même chose, sous la forme d’un kaléidoscope. Il s'agit de désigner les points cardinaux du Pays que nous colonisons, car nous possédons tous un Pays d'Hiver, comme ces lignes vous le montreront peut-être. Ce sont toujours les mêmes images, mais composées à peine différemment à chaque fois, qui reviennent, qui reprennent leur place au centre d'une antienne presque inchangée. De l’enfance, nous héritons tous d’une ritournelle… {Cf. Deleuze.} C’est le point d’équilibre, encore fragile, d’un monde en construction, notre monde. Ontogenèse ; fiction. 
Nous sommes conscients et aveugles à la fois de nos constructions et de nos perceptions, de cette manière décrite par Merleau-Ponty dans Le Visible et l'invisible et dans ses Notes de travail
« Ce qu'elle ne voit pas, c'est pour des raisons de principe qu'elle ne le voit pas, c'est  parce  qu'elle est conscience qu'elle ne le voit pas. Ce qu'elle ne voit pas, c'est ce qui en elle prépare la vision du reste (comme la rétine est aveugle au point d'où se répandent en elle les fibres qui permettront la vision). Ce qu'elle ne voit pas, c'est ce qui fait qu'elle voit, c'est son attache  à l'Être, c'est sa corporéité, ce sont les existentiaux par lesquels le monde devient visible, c'est  la chair où naît l'objet. Il est inévitable que la conscience soit mystifiée, inversée, indirecte, par principe elle voit les choses par l'autre bout, par principe elle méconnaît l'Être et lui préfère l'objet, c'est-à-dire un Être avec lequel elle a rompu, et qu'elle pose par-delà cette négation, en niant cette négation (...) » (souligné par l'auteur)
Face à ce phénomène de répétition et de variation sur un thème ou un motif, face à la ritournelle, l'esprit (le mien, en l'occurrence) oscille entre la demi-conscience et l'aveuglement. Tous les artistes et ceux qui les comprennent d'assez près au point de s’identifier à eux jouent à cache-cache avec ce phénomène ; ils tiennent à distance ce savoir qu'ils ont de l’être-artiste, composent prudemment avec leur cécité et leur clairvoyance, car ils pressentent un danger. Les êtres prosaïques, vous et moi peut-être, font de même, mais c'est moins flagrant et surtout moins flamboyant. Chaque homme joue la partition de son existence sur un thème donné ou choisi : il y a le pécheur et l'être en quête de rédemption, le coupable de naissance et l'irresponsable, l'homme qui crée des mythes et l'homme spongieux qui s'enlise dans un prosaïsme étale et insipide, celui qui recherche sa moitié originelle et le séducteur, etc. Tous ces caractères ont élu un thème ou un motif, implicitement, et construit un caractère et un univers à partir de lui. Ce thème sous-jacent attire à lui des images bourdonnantes. Le créateur fait de même dans sa création et, bien entendu, c'est lui seul qui nous intéresse – lui et notre rapport à lui. Mais tous, poétiques ou prosaïques, les hommes ont en commun de vivre dans un Pays unique, qui semble avoir germiné sur le motif premier de leur existence. 
La cécité de la conscience qui permet le voir (ce punctum caecum ou cette tache aveugle, l'invisible comme condition du visible), si on la transpose dans le domaine littéraire (artistique) en général est l'indice qu'il existe un motif secret et inaccessible de l'oeuvre, autour duquel gravitent images et pensées. S'approcher trop près de lui risque de détruire le désir du créateur ou la fascination du lecteur (spectateur). Il faut, comme Merleau-Ponty, comme tous les philosophes, demeurer extérieur et ne point pénétrer la chair singulière, seulement la dire, bien à l'abri dans l'abstraction et le concept. 
Serge Doubrovsky écrit ainsi, dans le même esprit, dans Le livre brisé, ces mots : « On n’écrit pas avec de la lumière, mais avec de l’ombre, des ombres. L’écriture n’éclaire pas la tache aveugle, elle se produit à partir d’elle (…) » Il ne s'agit pas de montrer cette tache aveugle, c'est bien sûr impossible, mais d'en palper la présence. De la pressentir. Ce qui me fascine chez Maddin, c'est la mise en danger permanente de son propre Pays. Il me semble que, de film en film, il s'approche toujours plus dangereusement de son motif.
Ma passion pour Guy Maddin, grand créateur de légendes et de mythes personnels, ne surprendra aucun de mes lecteurs réguliers. J'avais découvert My Winnipeg à Paris, lors de sa sortie, dans une autre vie. Je l'ai revu en DVD, il y a quelques mois, cherchant  peut-être à mieux comprendre les raisons véritables de ma fascination ou bien à vérifier si l'émotion s'était un peu effritée (tel n'est pas le cas). Maddin me hante, comme s'il était parvenu, par son style, sa voix off et certaines séquences d'images bien spécifiques, à créer une brèche dans mon propre inconscient, celui-ci communiquant alors avec le sien au moyen d'un langage que je peux comprendre mais que je ne saurais parler de manière consciente sans le travestir avec mon propre langage. Je ressens la même chose pour tout artiste que j’aime viscéralement. Dans le cas de Maddin, nous sommes en-deçà même de la création d'un idiolecte, à un niveau très primaire et fondateur, là où se créent les images, dans le creuset du for intérieur. On entre dans la forge de l’imaginaire, dans un château intérieur dont la porte est laissée entrouverte par l’artiste. 
Guy Maddin travaille sur des émotions archaïques, sur des non-dits fondateurs, ceux que nous portons en nous depuis l'enfance, et qui sont les piliers de ce que j'appelle notre Home ou Pays, notre maison psychique (l’image du phare dans Brand Upon the Brain est, à cet égard, révélatrice), cette « peau-fiction » (concept que j'ai créé, inspirée par Didier Anzieu) que nous avons revêtue sans en être d'abord conscients et à l'intérieur de laquelle nous vivons, aimons, parlons, créons et mourrons. Nous ne sommes jamais nus, pas même face à nous-mêmes. Il faut composer avec cette armure, dont nous sommes prisonniers pour notre bien, pour notre malheur aussi, souvent. Lorsque deux êtres se rencontrent, ce sont leurs peaux psychiques qui sont d’abord en contact, ces enveloppes invisibles, mais toujours présentes et impénétrables. Communication non verbale, non rationnelle, sans voix. Les caresses qu’échangent les esprits, à distance, peau contre peau, parfois sans même se connaître ni se rencontrer (le cas de l’auteur et du lecteur, parfois séparés par plusieurs siècles), est la raison sensible que j’ai trouvée à ma fascination et au dialogue que j’entretiens avec certaines œuvres, quelle que soit leur nature. Ma relation particulière à Barrie est en le meilleur exemple. 
Une langue étrangère est parfois un endroit où prendre refuge, où l’on peut (re)construire l'univers, où la langue dite maternelle peut enfin s'éprouver comme étrangère, par la médiation de son autre (on ne s'approprie pas ce que l'on possède déjà, à moins d'un effort pour prendre de la distance ; paradoxalement, ce qui m'est le plus proche m'est donc le plus lointain) et où la langue d'adoption devient vraiment maternelle, car neuve, fragile et autre, mais surtout choisie et travaillée au plus près de sa texture. La langue d’adoption exige l’étonnement salvateur. Je suis universitaire de formation ; je travaille avec une méthode  rationnelle en arrière-plan, mais lorsque je traduis ou analyse l’œuvre de Barrie, par exemple, je ne fais appel (consciemment) qu’à mon instinct, qu’aux caresses que le livre et moi échangeons, au dialogue d’âme à âme, si une telle chose peut être dite ou existe. Peu importe. On ne peut rien dire d’une caresse. Il faut simplement l’éprouver. Je laisse donc de l'espace entre l'oeuvre et moi pour de l'indécidable, du non-maîtrisé. Je fais mien le langage intime et intraduisible de Barrie, celui qui s’écrit à l’encre sympathique sous la langue apparente, scots et anglais. La traduction ne se joue pas dans ce premier degré, mais précisément dans ce qu’il faut deviner du rapport de l’auteur à certains mots, banals en apparence, mais qui sont comme les clefs de sa forteresse. 
Le littéraire, qu’il en ait une forte conscience ou qu’il la refuse simplement, donne toujours un sens privé aux mots, un sens intime teinté de souvenirs et d’émotions variées, sens qui s’additionne à leur sens commun. Seul le lecteur ou traducteur en rapport de proximité perçoit, devine et explore cette dimension cachée. De même, à un degré moindre, nous faisons probablement la même chose, implicitement. Les mots ont toujours une évocation et un sens qui nous sont privés et qui le demeure la plupart du temps. Exemple : lorsque j’emploie l’adjectif « bleu », ce mot contient le sens que tout un chacun va lui donner : il s’agit d’une couleur qui évoque le ciel ou la mer, bien qu’il existe diverses sortes de « bleu ». Ce que je ne dis pas, mais ce qui peut faire l’objet d’une révélation par quelqu’un d’intime, ou par un lecteur attentif, c’est que ce « bleu » évoque peut-être pour moi un souvenir d’enfance violent qui colore de manière définitive ce mot qui, jamais, ne sera neutre pour moi. 
Généralement, on réserve le terme d'idiolecte mentionné plus haut au langage propre à un écrivain, mais j'aimerais étendre la notion au langage qui se crée dans l'enfance et qui, jamais ne s'efface totalement, mais sous-tend le langage fait de l'être, prosaïque ou poétique. Selon moi, les oeuvres de Maddin nous ramènent à la mythogenèse, à la naissance de la pensée, à la formation des images et des mythes personnels. Maddin, comme tous les artistes, crée des légendes qu’il nous donne à vivre, à aimer ou à admirer, des légendes qui deviennent plus vraies que le vrai dont il s'inspire. Il est le premier à dire que « la vérité mythique est plus importante que les faits » », p. XIV de son livre d'entretiens, et que ce film est un « docu-fantasia-mentary ».
Le mythe fonde le logos, mais c’est une chose qu’il ne faut pas dire, sous peine d’être banni. L'enfance crée les mythes dans lesquels l'adulte vit sans le savoir ; l'artiste, lui, le sait, mais il ne le dit pas. Le réel devient la doublure des rêves, qui deviennent l'original. Mais pour celui qui est le destinataire de l'œuvre (nous) ce réel (Winnipeg existe, a une correspondance dans la réalité prosaïque) masque souvent le secret de l’œuvre. Idem pour la langue commune, qui révèle en creux une Langue Maternelle, à savoir le sens privé ou intime plié dans les mots... Le secret est toujours détenu par un enfant. Les vestiges de la pensée infantile en l’adulte sont ce que l’on peut définir comme les ruines d’un château gothique. Ce sont des traces d’une autre époque dont nous n’avons pas souvenance. Comme si l’œil de l’enfant passé regardait par une fêlure faite dans le cristallin du présent. Le foyer au fond de l’œil, là où se forment et naissent toutes les images, est une image possible de l’enfance de l’homme et l’œil celle de sa conscience d’adulte, qui se matérialise dans la pensée fondée en raison.
 “We do not grow absolutely, chronologically. We grow sometimes in one dimension, and not in another, unevenly. We grow partially. We are relative. We are mature in one realm, childish in another. The past, present, and future mingle and pull us backward, forward, of fix us in the present. We are made of layers, cells, constellations. We never discard our childhood. We never escape it completely. We relive fragments of it through others’ projections of the unlived selves.” (The Diary of Anaïs Nin, Vol. 4, je souligne) 
Anaïs Nin fait souvent preuve de fulgurances dans son Journal. La foudre tombe souvent sur moi pendant cette lecture fragmentée à laquelle je m’applique peu à peu, chaque jour. Cette enfance dont on ne s’échappe jamais est ce que j’appelle le Pays Natal, ce que certains nomment l’infantile (dénomination non péjorative) en l’adulte. C’est le fondement archaïque. L’infantile, c’est l’inconscient, selon Freud. Si tant est que l’on puisse spatialiser l’inconscient (ou la psyché que Freud disait, un peu négligemment,  étendue). Il s’agit pour moi de quelque chose de plus vaste et de moins délimité, de moins mystérieux ou obscure, mais aussi d’impossible à dire ; c’est la contrée où l’on naît à soi… L’infantile, c’est le Pays Natal et notre Langue Maternelle. Les deux sont indissociables. Le Pays Natal ou Pays d’Hiver – gelé et blanc, comme cette mémoire perdue sur laquelle s’écrivent nos souvenirs après l’éveil absolu de notre conscience, lorsque, comme l’écrivit Barrie dans son « terrible chef-d’œuvre », « deux est le début de la fin », lorsque le temps et l’espace ne nous servent qu’à nous démultiplier et concourent autant à notre perte qu’à l’assassinat de cette illusion d’une unité prétendument perdue. C’est l’endroit que nous habitons, cette peau psychique, invisible, transparente et poreuse que nous avons tissée autour de nous lors de nos premières années de vie à partir d’émotions inédites, forcément neuves, bonnes ou mauvaises. Nous sommes installés sur le socle de nos premières amours, de nos premières peurs, de nos premiers choix et de deuils originaux. Tout cela se retrouve dans le derme de cette peau-monde dans laquelle nous vivons, adulte. L’enfant de jadis est notre noyau. Il est notre dieu caché et l'instigateur de tout ce que nous faisons de grand. Il est aussi le fin mot de notre perte. 
Maddin nous donne à penser tout cela dans son dernier film (mais pas uniquement dans celui-ci). La cartographie de Maddin est avant tout psychique. Winnipeg est un Never (Never Never) Land, la lanterne magique du cinéaste, qui lui permet de faire vivre ses fantasmes conscients ou non et de produire une suggestion dans l’esprit du spectateur. Il faut bien sûr se détacher des correspondances entre le monde projeté par l’artiste et le réel pour réellement pénétrer dans son intimité. Mais Maddin est généreux et simple. Il nous met sur la voie. Par exemple, la carte de la fourche (fork), symbolise la rencontre de la Rivière Rouge avec la Rivière Assiniboine, mais aussi le giron de la mère (pubis), le triangle matriciel. 
Quel est notre propre triangle matriciel ? 
On peut transpercer cet indicible ou doublure de la langue et de l’image par une sorte d’intuition provoquée, qui requiert une forme de communion spirituelle entre l’auteur et le lecteur / spectateur. J’adhère à un texte ou à un film lorsque je peux faire l’expérience de ma propre vérité et sincérité à travers lui. Cette expérience n’a ni modèle ni critère, on doit l’inventer. Il ne s’agit pas d’ésotérisme, mais de rencontre, de reconnaissance d’une âme par une autre âme, d’amour en somme. 
On ne peut élire et véritablement comprendre certaines œuvres, comme celles de Maddin ou de Malick, que si l’on devine quel est le secret dissimulé (ma théorie est qu’il y en a toujours un – intéressant ou non n’est pas la question) et si l’on est en mesure d’accepter ce qu’elles nous invitent à partager. Pour nous tous, mais plus tragiquement et viscéralement dans le cas de l’artiste, le monde extérieur s’oppose au monde intérieur et est, à un certain niveau, inassimilable par ce monde intérieur. À ce moment, il y a scission entre les deux et non plus simple dialogue. Il y a création d’un espace ou d’une poche d’échange entre les deux. Il faut pouvoir faire vivre et reconnaître le sentiment singulier derrière l’exposition a priori courante de l’image ou du langage. Trouver le sens intime, l'endroit de l'accroc... Trouver le deuil. 
Le noyau de l’être, la part singulière, dont les contours sont indistinctement perceptibles par la seule conscience réflexive du sujet lui-même et transmissible de sensibilité à sensibilité à autrui est la fondation sur laquelle se construit cette forteresse intérieure, indestructible, invisible et qui demeure tant que vit l’être ou tant que vit celui qui reconnaît dans l’œuvre de valeur ce que Deleuze nommait un « percept ». Transmettre de sensibilité à sensibilité ? L’image (le sens que nous donnons à mot), par opposition au concept philosophique ou scientifique, se construit dans l’inconscient. Il y a une sédimentation sur cette image. Et la compréhension sensible de l’image d’un être par un autre être s’effectue par suggestion. Si l’appel n’est pas reçu, cela signifie que les « âmes » ne parlent pas la même langue intime. Elles peuvent néanmoins comuniquer à d’autres niveaux de préhension du langage et de l’image, mais moins parfaitement ou moins intimement. 
Guy Maddin se sert de Winnipeg, qui est son Pays d’Hiver (il en a la couleur et ce n’est pas un hasard si Maddin aime tourner en noir et blanc), exactement de la manière dont Barrie se sert de Thrums (Kirriemuir), Terrence Davies de Liverpool (Of Time and the Cityou Terrence Malick de l’Amérique ; le nom est différent, mais c'est à chaque fois le même pays, une contrée d’intimité. Que ces lieux existent en réalité, qu’ils aient une correspondance dans le monde réel, ne change rien au processus de fiction à l’œuvre, ne change pas davantage au fait que ces artistes fassent œuvre d’archéologue de leur propre psychisme. Bien au contraire, plus le monde est identifiable ailleurs que dans la fiction de l’auteur (ce que j'appelle une correspondance) plus la fiction est savamment composée et protégée de l’intrusion de ceux qui sont trop prosaïques pour soupçonner que la correspondance n’a aucune importance et n’implique pas la conversion du regard (pour reprendre l’expression d’un cuistre, connu un jour et oublié le même jour), puisque, bien au contraire, il faut fixer du regard la même chose, de la même façon que les autres, sans le détourner, pour deviner, en cillant, la présence de cette tache aveugle dont parlent Merleau-Ponty ou, à sa suite, Derrida. 
Nommer un lieu, le rendre présent et visible, est toujours un acte de démiurge, même si ce lieu possède déjà ce nom avant même que nous ayons l’idée de le dire. Tous, nous possédons un Pays Natal, un Pays où la neige recouvre l’espace et le temps. J’ai donc également le mien, d’où je sors à l’envi cette vision du monde que j’adopte, dans laquelle je m’enroule, que je peins, que je déplie, que je déroule, que j’abîme un peu, que je reprise, jusqu’à ce que tout cela lâche ou bien jusqu’à ce que je me lasse. Si nous vivons assez vieux, nous ne mourrons jamais que de cela : du temps qui ne passe plus en nous, de lassitude. Il arrive toujours un moment où nous n’avons plus la force de souffler contre cette paroi de verre qui nous entoure, à travers laquelle nous regardons le monde, dans laquelle nous nous mirons aussi, pour dessiner notre histoire avec le doigt, sur la buée. L'âme est le mot qui désigne notre effort pour faire vivre quelque chose de plus vaste, de plus grand et de plus profond que notre intérêt immédiat à l'extérieur. L’âme, c’est l’appel déraisonnable au sacré. Nous sommes tous à la recherche d’une âme, d’une âme que nous pourrions dire nôtre, que nous pourrions appeler Home. L’âme, c’est l’endroit où la foi en ce qui est caché en nous fleurit. L’âme, c’est l’astre que nous portons en nous. Il faut toujours rechercher l’âme d’une œuvre, car notre âme a besoin d’autres âmes pour passer dans le réel... 
Un texte – par texte, j’entends aussi bien une œuvre littéraire qu’un film, dans le cas présent, car toute œuvre est pour moi littéraire – est un organisme. Il existe par lui-même. On lui a donné naissance, comme à un enfant, mais il s’agit d’un enfant qui ne changera pas de race ou de règne, qui ne grandira pas ; aussi achevé et génial soit-il, il est un fragment d’enfance, plus il est achevé, plus infantile il est, à condition de prendre ce mot en bonne part. C’est un mort-vivant. Mort, parce que gelé dans ses succès et ses possibles non réalisés. Il est entre la mort et l’immortalité. Vivant, il l’est aussi, dès que le cœur du lecteur se met à battre à l’unisson de la pulsation qu’il devine en lui. Il est détaché de son auteur, il vit une existence indépendante, désormais, mais il en est comme orphelin. Un orphelin subtil et discret. Il porte en lui une zone de manque et de désir, cette déchirure presque invisible qui attire certain type de lecteur (le seul qui mérite ce nom) afin qu’il se mire ce puits creusé au cœur de toute œuvre littéraire par son auteur. Le livre n’est vivant qu’à la condition qu’on lui prête vie, qu’on lui insuffle un peu de fluide, l’eau des paupières du lecteur, la chaleur de son esprit, le souffle de son coeur. 

L’auteur ne peut plus rien pour lui, désormais. Le lecteur peut tout, pour peu qu’il possède l’intuition du texte, à savoir la capacité de reconnaître ce double appel en résonance, du lecteur au texte et du texte au lecteur. C’est le double mouvement complémentaire de ce que j’appelle et ai appelé ailleurs la sirènisation et de la mesmérisation. Sirèniser (le cri du lecteur face au texte, cri qui veut se propager dans le texte ; le faire frissonner ; faire courir l’onde sonore en lui) signifie lancer un appel et chercher un écho de ce cri, de son soi profond, dans l’œuvre, pour la ramener dans son propre champ de pensées et de songes ; mesmériser est le mouvement inverse et veut dire hypnotiser, attirer comme un aimant, c’est le fait du texte sur le lecteur, comme si ledit texte exerçait un pouvoir magnétique sur certains êtres. 
Lire implique un échange entre le lecteur et le texte, à l’image de l’échange qui existe entre les cellules du corps humain. L’acte de lire (ou de voir) est toujours un acte de recueillement, dans tous les sens du terme ; lire, c’est, en secret, écrire ; et, si lire n’est pas cela, ce n’est pas lire, mais effleurer de la paupière et de l’esprit un texte. Épiderme contre épiderme ; peau et  encre contre papier et sang. Sans conséquence. Une caresse sans ricochets. Rien à voir avec l’entreprise de vampirisation du lecteur par le texte et celle de la dévoration du texte par le lecteur. Le reste n’est que simple flirt. De la drague – vulgaire et imbécile. Le texte d’un auteur prolifère à partir d’un motif caché, c’est le monstre du labyrinthe qui tire les ficelles, y compris le fil du lecteur-Ariane… Voir véritablement, c’est voir en sachant déporter son regard vers l’invisible sans faire un mouvement, sans ciller. Ou plus exactement voir le non immédiatement visible,  le soi caché du texte, qui est, par le miracle de la rencontre spirituelle, comme un fragment, un éclat du lecteur. Cette « reconversion » du regard implique un état d’âme qui n’est pas entièrement compréhensible, ou s’il l’est partiellement il vaut mieux ne pas trop lui extorquer ses raisons, de crainte qu’une trop grande conscience n’obscurcisse ce pouvoir, mais répond à une pulsion profonde, à l’instinct profond de celui qui sait lire de naissance. Être lecteur à ce niveau ne s’apprend pas. C’est un don. Une caractéristique qui relève de l’inné. De même en est-il de l’écriture. Cela ne signifie nullement que ce don se suffise à lui-même pour engendrer un lecteur (écrivain). Cela ne signifie nullement que ceux qui en sont privés ne soient pas capables de lire (écrire). Cela n'engage que le nombre de strates ou d'épaisseurs de la conscience et du texte. 
Aimer véritablement, c’est faire coïncider la bordure de mon âme (même si ce mot ne recouvre rien : l’âme, c’est pour dire ce qui danse en moi, ce qui vit en moi, c'est le filament d’une lampe) et la lisière de ton esprit (qui comprend et approuve). Une suture. On ente et on a oublié que c’est enté. La différence entre les véritables lecteurs, les amants du texte, et les simples amateurs qui recherchent un divertissement, un oubli de leur être et de leur existence, réside dans cette différence essentielle : tout lecteur véritable est un écrivain, pas nécessairement en acte, mais virtuellement. Il est le passager clandestin d’un texte qu’il n’a pas écrit, mais qu’il ne cesse de réécrire. Il nidifie dans le texte comme un œuf dans un utérus. Il retrouve de loin en près, de près en loin, un peu de son Pays Natal et un écho de sa Langue Maternelle. L’abominable liseur, par opposition au lecteur, fait une halte auprès du texte – un texte qui lui demeurera à jamais lointain – sans jamais le pénétrer. Il ressemble à ce promeneur surpris par une averse qui s’abrite sous le porche d’une maison inconnue, étrangère, qu’il n’habitera jamais. Le lecteur, lui, élit domicile dans le texte. Il s’y greffe. Il devient un élément de cet organisme et se comporte avec lui comme s’il était l’un de ses membres fantômes, jadis arraché, et désormais restitué. Il en va de même d’ailleurs du traducteur. Traduire ou lire ne consiste pas uniquement à comprendre le sens des mots, à relier les parties entre elles et les parties au tout, à un tout de plus en plus vaste. Il s’agit avant tout d’entendre une voix et de composer un duo avec cette voie intérieure au texte. C’est pourquoi une lecture (ou une traduction) peut être fautive par certains aspects et avoir pourtant atteint l’âme du texte et une lecture cliniquement parfaite peut ne jamais atteindre le motif secret du livre. 
Il existe, selon moi, deux genres de lecteurs : les amants et les amateurs (je reprends cette distinction de l’amant et de l’amateur à Jankélévitch le sublime – philosophe en général conspué par les petits profs de fac qui n’ont pas une once de son intelligence ni de son talent ; inutile de préciser que je fais miens les propos du narrateur de Maîtres anciens quant au professorat : il existe des exceptions, mais elles sont rares). Oublions les amateurs, les liseurs, qui constituent la méprisable majorité (et cela vaut pour tous les autres arts). Parmi les amants coexistent deux espèces bien distinctes : les amants aveugles (conscients de leur nécessaire cécité et, paradoxalement, ce sont ceux qui voient ou lisent le mieux) et les amants qui ne sauront jamais rien de leur aveuglement et qui ne déchireront jamais la dernière épaisseur du texte. Seule la première catégorie m’importe. Il y a là le combat à armes inégales entre la vérité rationnelle de l’amant voyeur et la vérité de sensation de l’amant aveugle. On ne peut ramener au même dénominateur commun ces deux lectures, qui, parfois, se superposent dans un même lecteur. 
Il y a toujours un écrivain caché dans le véritable lecteur. Telle a toujours été ma théorie, implicitement, même si j'ai mis de longues années à la formuler aussi abruptement. Un écrivain n'est pas nécessairement un être qui passe à l'acte, qui va composer un texte et le publier, et la réciproque est vraie : parmi tous ceux qui apposent leur nom sur un objet nommé livre, combien sont des écrivains véritables ? Je gage qu'il n'y en a pas même un pour cent. Je ne songe même pas aux génies littéraires, ni même aux grands écrivains, mais à ceux qui ont simplement une âme d’écrivain. Un écrivain est porteur d'une vision du monde achevée, dans laquelle le monde réel est recomposé bribe par bribe. Il vit dans cette vision du monde qu'il sécrète aussi sur la page blanche lorsqu'il écrit. Je ne parle pas ici de théories de l’interprétation, de lecteur idéal, d’herméneutique ou de choses aussi « techniques » que celles évoquées par Umberto Eco dans cet ouvrage fondamental qu’est Lector in Fabula, par exemple, mais d’un phénomène à la fois plus simple et plus difficile (plus romantique aussi, j’en ai conscience, mais ce qui est littéraire doit être romantique) à exposer, qui est celui de la communion implicite requise entre un texte et son lecteur. Une compréhension non rationnelle, intuitive,  amoureuse en un mot. 
Il faut être épris d’un texte pour en circonscrire le motif final. Je ne dis pas atteindre, car le motif ne s’atteint pas pleinement. Jamais. La relation – faite de tensions, de pertes, de reprises, de doute, de fulgurances, de fracas et de silences, à savoir d’entente profonde et de  rejet – entre le texte, le lecteur et l’auteur serait rompue, si une telle profanation était possible. Le motif est tout aussi inconnu du lecteur que de l’auteur. On ne peut s’approcher que de son halo. Le motif inaccessible est la machine à tisser du texte. 
Il existe de très bons techniciens du texte, des êtres rationnels, capables de démonter l’œuvre ou de dénouer les milliers de fils qui la constituent. Ils me font penser à ces mélomanes très avertis, mais malheureusement incapables de virtuosité. Ils jouissent de leurs découvertes textuelles, mais savent bien qu’ils demeurent hors du texte, même s’ils peuvent s’aventurer très loin dans ses entrailles. Jouir sans jouer est une frustration que l’on ressent chez presque tous ces lecteurs universitaires. Ce sentiment d’échec s’exprime souvent par la froideur et le refus de tout ce qui s’exprime sans méthode, par profusion, de la part des autres lecteurs, ceux qui ne font que ressentir la vérité du texte, presque malgré eux, sans avoir besoin de le sillonner. Pourtant, cette lecture universitaire du critique, du commentateur ou du spécialiste est supérieure, c’est une  lecture  véritable, que je respecte et admire profondément, mais seulement jusqu’à un certain point, car elle n’est à mes yeux, non pas un préalable à la lecture viscérale, la reine des lectures, mais une (immense) consolation de ne point posséder cette dernière. La lecture viscérale est instinctive et rationnelle, mais la raison y est toujours soumise à cet instinct aveugle qui permet au lecteur d’habiter le texte comme s’il s’agissait de sa propre maison. C’est pourquoi il est très difficile de percevoir la rationalité à l’œuvre, à l’arrière-plan, car cette autre lecture s’exprime par fulgurances. Elle n’explique pas, elle affirme. C’est un pouvoir de conviction. Celui qui lit ainsi sait sans avoir appris à chercher où se trouvent les points névralgiques de l’œuvre, ressens sans effort les diverses épaisseurs et perçoit sans les voir les accrocs, devine où se situe la tache aveugle qui permet d’éclairer cet agrégat de mots qui fait un livre. À cette lecture au toucher, il peut ajouter la lecture du légiste, même si cela lui répugnera nécessairement, même s’il souffrira pour ce faire, car cet esprit est rétif à toute forme de méthode, lui qui ne vit l’œuvre qu’inspiré, et sa lecture sera alors forcément indépassable. Du cœur et de l’esprit. Des entrailles et de la pensée rigoureuse. Mais surtout des entrailles. Images dévergondées et concepts. A contrario, le lecteur légiste ne pourra jamais inventer une lecture viscérale. Il est très rare que ces techniciens ou médecins légistes du littéraire atteignent, en plus, l’âme du texte. Cela peut advenir par accident, mais jamais comme une conséquence directe de la méthode mise en pratique. La rationalité extrême exclut d’elle-même l’émotion pure, qui se nourrit du silence qu’elle fait éclore et entretient jusqu’à sa dissipation. Il y a une dissémination non-rationnelle de l'intime. Elle ne peut et surtout ne veut se dire avec les mots de la raison. Maeterlinck exprime cela magnifiquement. Il y a une certaine honte et peur à avouer que l’on se sent élu ou désiré par une œuvre sans avoir accompli aucun exploit pour cela, sans pouvoir donner de preuves de cette appartenance réciproque. Ce qui n’est pas rationnel est inévitablement rejeté du côté obscur de la foi par ceux qui n’ont qu'une méthode rationnelle comme pouvoir. Et si la foi était simplement l'âme du littéraire ?
Au-delà du sens des mots, de la contemplation du style d’un écrivain – qui peut fasciner ou révulser (j’admire infiniment Proust et je le hais, en même temps) –, le lecteur, en marge des diverses émotions qui se produisent dans cette zone indéfinie de rencontre entre un auteur et un lecteur, indépendamment de l’histoire (ou de la non-histoire) qui est y est relatée, l’enjeu de l’écrire et du lire est toujours une présence diffuse qui échappe à la majorité des acteurs extérieurs au texte – lecteurs véritables ou simples liseurs  – amateurs – et c’est précisément cette tache d’obscurité qui est le cœur du texte, l’endroit précis d’où irradie un sens qui ne peut jamais être complètement élucidé, ni totalement circonscrit, mais qui fonde ce qui est mis en lumière, ce qui apparaît clairement dans le texte. Les lecteurs véritables palpent d’instinct cette présence, en perçoivent vaguement les contours, et cette présence est et sera toujours, par nature, davantage perçue par la sensibilité que par l’entendement, même si le raisonnement permet d’approcher cet endroit mystérieux, ce point d’incandescence, la forge du texte. Les autres – les plus nombreux –ne sauront jamais rien de cette existence, quand bien même on les mettrait sur la voie. Il en va de même pour toute forme d’art. 
C’est ainsi que j’ai commencé à aimer le cinéma le jour où j’ai compris (ressenti) qu’un film pouvait être aussi bien écrit qu’un livre, lorsque l’histoire déployée n’était pas le fin mot, le dernier mot du film ; cet amour m’est venu sur le tard et toujours subordonné à cet amour supérieur, celui des images, dont je parlais dans un billet précédent. 
À cet égard, Maddin et Malick agissent comme des révélateurs sur moi...  


Winnipeg mon amour sur Comme Au Cinema




                                


À lire ! 
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