dimanche 27 mai 2012

Tache noire sur page blanche ; goutte d'encre répandue sur paysage d'Hiver


[Source de l'image : ici.]


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Thirteen Ways of Looking at a Blackbird

Treize façons de regarder un merle

 I
Among twenty snowy mountains,                                                                                                
The only moving thing                    
Was the eye of the blackbird.

Entourée de vingt montagnes enneigées,
La seule chose en mouvement
Était l'œil du merle.


 II
 I was of three minds,
 Like a tree
 In which there are three blackbirds.

J'étais de trois avis,
Tel un arbre
Où se trouvent trois merles.


 III
 The blackbird whirled in the autumn winds.
 It was a small part of the pantomime.

Le merle tournoyait dans les vents d'automne.
C'était un petit trait de la pantomime.

 IV
 A man and a woman
 Are one.
 A man and a woman and a blackbird
 Are one.

Un homme et une femme
Font un.
Un homme et une femme et un merle
Font un.


 V
 I do not know which to prefer,
 The beauty of inflections
 Or the beauty of innuendoes,
 The blackbird whistling
 Or just after.

Je ne sais que préférer :
La beauté des inflexions
Ou la beauté des allusions,
Le merle sifflant
Ou l'instant d'après.


 VI
 Icicles filled the long window
 With barbaric glass.
 The shadow of the blackbird
 Crossed it, to and fro.
 The mood
 Traced in the shadow
 An indecipherable cause.

Des chandelles de glace recouvraient la longue fenêtre
D'une verrerie barbare.
Devant laquelle l'ombre du merle
Passait et repassait.
L'humeur
Percevait dans l'ombre
Un indéchiffrable motif.

VII
 O thin men of Haddam,
 Why do you imagine golden birds?
 Do you not see how the blackbird
 Walks around the feet
 Of the women about you?

Ô  hommes minces de Haddam*,
À quoi bon imaginer des oiseaux d'or ?
Ne voyez-vous pas comment le merle
Se promène tout autour des pieds
De vos femmes alentour ?


 VIII
 I know noble accents
 And lucid, inescapable rhythms;
 But I know, too,
 That the blackbird is involved
 In what I know.

Je sais de nobles accents
Et des rythmes clairs, irrésistibles ;
Mais je sais, aussi,
Que le merle prend part
À ce que je sais.


 IX
 When the blackbird flew out of sight,
 It marked the edge
 Of one of many circles.

Lorsque le merle s'envola à perte de vue,
Il dessina le contour
D'un cercle entre tant d'autres.


 X
 At the sight of blackbirds
 Flying in a green light,
 Even the bawds of euphony
 Would cry out sharply.

À la vue de merles
Volant dans une lumière verte,
Même les maquerelles de l'euphonie
Pousseraient des cris perçants.

 XI
 He rode over Connecticut
 In a glass coach.
 Once, a fear pierced him,
 In that he mistook
 The shadow of his equipage
 For blackbirds.

Il traversa le Connecticut
Dans un carrosse de verre.
Une fois, la peur le transperça,
Car il avait pris
L'ombre de son équipage
Pour des merles.

 XII
 The river is moving.
 The blackbird must be flying.

La rivière s'anime
Le merle doit voler.

 XIII
 It was evening all afternoon.
 It was snowing
 And it was going to snow.
 The blackbird sat
 In the cedar-limbs.

Ce fut le soir tout l'après-midi
Il neigeait
Et il allait pour sûr neiger
Le merle était perché
Sur les branches du cèdre.


* Ville du Connecticut. Wallace Stevens vécut et mourut dans le Connecticut. (N.D.T.)

{Trad. C.-A. F. }

Bien sûr, traduire comme je le fais ne rend pas justice aux vers de Stevens, aux vers originaux prononcés à haute et intelligible voix (pas avec mon accent, bien entendu).
J'ai lu d'autres traductions et aucune ne me satisfait davantage. J'ai tenté de ne pas interpréter en traduisant, sauf en trois endroits précis... Mais c'est à peine perceptible... Comme ce qui se joue dans ces treize visions. 
Ce poème est à la fois très facile à traduire (formellement, j'entends) et, pourtant, on ne peut que tomber dans le terrible piège qu'il nous tend, à la fois celui de la simplicité et celui de l'hermétisme.
Or, lorsque Stevens écrit :
 "The mood
 Traced in the shadow
 An indecipherable cause."

il me semble qu'il nous livre la clef de l'interprétation objective que tout lecteur peut trouver seul.
Ce poème en fausse forme de haïkus cousus entre eux recèle un mystère... qui est celui du lecteur. 
Ce poème est un miroir. Il appelle une quatorzième façon de voir.
J'en dirai peut-être davantage ailleurs...